Par Eugene O'Neill, prix Nobel de littérature en 1936.
Moi, Silverdene Emblem O'Neill (plus familièrement connu sous le nom de Blemie par ma famille, mes amis et mes connaissances), car le poids de mes années et de mes infirmités est lourd à porter, et réalisant que la fin de ma vie approche, je dépose ici mon dernier testament dans l'esprit de mon Maître. Il ne saura pas qu'il s'y trouve avant ma mort. Alors, dans sa solitude, il s’en souviendra, et je lui demande de l'inscrire comme un mémorial en mon honneur.
Je n'ai que peu de choses matérielles à léguer. Les chiens sont plus sages que les hommes. Ils n’accordent pas une grande importance aux possessions. Ils ne gaspillent pas leur vie à amasser des biens ni à s'inquiéter de les conserver ou d'en acquérir d'autres. Je n'ai rien de valeur à laisser si ce n'est mon amour et ma fidélité. Ces trésors, je les lègue à tous ceux qui m'ont aimé, en particulier à mon Maître et ma Maîtresse, qui, je le sais, me pleureront le plus.
Je leur demande de toujours se souvenir de moi, mais de ne pas me pleurer trop longtemps. Durant ma vie, j'ai essayé d'être un réconfort dans leurs moments de tristesse et une source de joie dans leur bonheur. Il me serait douloureux de penser qu’après ma mort, je puisse encore leur causer du chagrin. Qu’ils se rappellent qu’aucun chien n’a jamais connu une vie plus heureuse que la mienne (et cela, je le dois à leur amour et à leurs soins), mais que maintenant, devenu aveugle, sourd, boiteux, et ayant perdu jusqu'à mon odorat – si bien qu’un lapin pourrait être sous mon nez sans que je m’en rende compte – mon orgueil a sombré dans une humiliation maladive et désorientée. Je sens que la vie me nargue pour être resté trop longtemps. Il est temps pour moi de dire au revoir, avant de devenir un trop lourd fardeau pour moi-même et pour ceux qui m’aiment.
Ce sera un chagrin de les quitter, mais pas un chagrin de mourir. Les chiens ne craignent pas la mort comme les hommes. Nous l’acceptons comme une partie de la vie, et non comme une force étrangère et terrible qui détruit la vie. Que se passera-t-il après la mort ? Qui peut le savoir ?
J’aimerais croire qu’il existe un paradis où l’on reste toujours jeune et plein d'énergie. Où les jours se déroulent dans une douce insouciance. Où chaque heure bénie est l’heure du repas. Où, dans les longues soirées, des milliers de cheminées brillent de feux éternels, et où l’on peut se blottir, cligner des yeux en regardant les flammes, et rêver en se rappelant les beaux jours passés sur terre et l’amour de son Maître et de sa Maîtresse.
Je crains que ce soit trop demander, même pour un chien comme moi.
Mais la paix, au moins, est certaine. Une paix et un long repos pour mon vieux cœur fatigué, ma tête, et mes membres épuisés, ainsi qu’un sommeil éternel dans cette terre que j’ai tant aimée.
Peut-être, après tout, est-ce mieux ainsi.
Une dernière requête, cependant, je formule avec insistance. J’ai entendu ma Maîtresse dire : « Quand Blemie mourra, nous ne reprendrons jamais de chien. Je l’aime tellement que je ne pourrais pas en aimer un autre. » Je lui demanderais maintenant, par amour pour moi, d’en avoir un autre. Ce serait un piètre hommage à ma mémoire que de ne plus jamais avoir de chien. Ce que j’aimerais croire, c’est qu’après m’avoir eu dans la famille, elle ne pourrait plus vivre sans chien ! Je n’ai jamais eu un esprit étroit ou jaloux. J’ai toujours pensé que la plupart des chiens sont bons. Mon successeur ne pourra guère être aussi aimé, bien élevé, distingué et beau que je l’étais dans mes jeunes années. Mon Maître et ma Maîtresse ne doivent pas demander l’impossible. Mais il fera de son mieux, j’en suis sûr, et même ses défauts inévitables contribueront, par comparaison, à maintenir vivante ma mémoire.
À lui, je lègue mon collier, ma laisse, mon manteau et mon imperméable. Il ne pourra jamais les porter avec la distinction que je savais leur donner, attirant tous les regards admiratifs sur moi. Mais je suis sûr qu’il fera de son mieux pour ne pas paraître comme un simple chien provincial maladroit. Je lui souhaite du fond du cœur le bonheur que je sais qu’il trouvera dans mon ancien foyer.
Un dernier mot d’adieu, chers Maître et Maîtresse. Chaque fois que vous visiterez ma tombe, dites-vous avec regret mais aussi avec joie dans vos cœurs, en souvenir de ma longue et heureuse vie avec vous :
« Ici repose celui qui nous a aimés et que nous avons aimés. »
Peu importe la profondeur de mon sommeil, je vous entendrai, et aucune puissance de la mort ne pourra empêcher mon esprit de remuer une queue reconnaissante. Je vous aimerai toujours comme seul un chien peut le faire.
Texte original écrit par Eugene O'Neill pour sa femme Carlotta, peu avant que leur chien ne meure de vieillesse en décembre 1940.